🔧 L’accordage des pianos : une science (im)précise
Accordeur de piano : métier noble, oreille absolue facultative, mais nerfs d’acier requis. Car accorder un piano, ce n’est pas rendre chaque note parfaite, c’est les rendre également imparfaites. Ironique ? Non, tempéré.
Un piano bien accordé n’est pas un piano juste, c’est un piano également faux sur toutes les touches. C’est là tout le charme d’un compromis acoustique savamment dosé : le système tempéré égal, né de la nécessité… et du renoncement.
📐 La gamme pythagoricienne : le rêve brisé de Pythagore
Pythagore fondait l’harmonie sur des rapports numériques simples, notamment le rapport 3:2, correspondant à la quinte juste. En empilant douze quintes de ce type, on devrait retomber sur une note équivalente sept octaves au-dessus. En théorie.
En réalité, douze quintes (3/2)^12 donnent un rapport de ≈129.75, alors que sept octaves (2^7) donnent exactement 128. Ce désalignement crée le comma pythagoricien : ≈ 23.46 cents. Pour combler cette erreur, on doit insérer quelque part une quinte fausse — la célèbre quinte du loup.
Méthode : on part d’une note de référence et on génère chaque nouvelle note en montant d’une quinte juste. Ensuite, on rabat chaque note dans l’octave. Mais à la fin du cycle, l’une des quintes sonne horriblement faux. 🎶🐺
🎛️ Les autres systèmes d’accordage
- Intonation juste : repose sur des rapports harmoniques simples (3:2, 5:4, 6:5…). Parfaitement consonant mais impraticable pour moduler entre tonalités sans réaccorder.
- Système mésotonique : améliore la justesse des tierces majeures (5:4), au prix de quintes légèrement trop petites. Idéal pour la musique de la Renaissance et du début du baroque.
- Tempéraments inégaux (Werckmeister, Kirnberger…) : favorisent certaines tonalités en rendant quelques intervalles plus justes que d’autres. Chaque tonalité a une « couleur » unique.
- Tempérament égal : 12 demi-tons égaux, chacun valant 2^(1/12). Aucun intervalle (hormis l’octave) n’est pur, mais tous sont acceptables et transposables. C’est le compromis moderne.
- Autres divisions de l’octave : comme les systèmes à 19, 31 ou 53 divisions égales. Utilisés en musique microtonale ou théorique pour mieux approximer les rapports harmoniques.
🧬 Harmoniques : fondement de la consonance
Une vibration simple génère une fréquence fondamentale et ses harmoniques : des multiples entiers (2f, 3f, 4f…). Ce spectre partiel définit le timbre d’un son.
Lorsque deux sons partagent des harmoniques (par exemple un Do et un Sol, partageant un multiple de 3), ils sont perçus comme consonants. Sinon, leurs harmoniques entrent en conflit, produisant des battements, désagréables à l’oreille.
L’accordage affecte directement l’alignement de ces harmoniques. En intonation juste, ils coïncident parfaitement. Dans le tempérament égal, ils sont désalignés, d’où une tension caractéristique — ce qu’on pourrait appeler un « accordage politiquement correct mais émotionnellement bancal ».
📊 Fréquences comparées : chaque système a sa vérité
Comparons quelques intervalles au-dessus de Do (261.63 Hz) :
🎵 Tierce majeure (C → E)
- Tempéré égal : 329.63 Hz
- Juste (5:4) : 327.04 Hz
- Pythagoricien (81:64) : 330.00 Hz
🎵 Quinte (C → G)
- Tempéré égal : 392.00 Hz
- Juste / Pythagoricien (3:2) : 392.45 Hz
🎵 Septième mineure (C → Bb)
- Tempéré égal : 466.16 Hz
- Juste (7:4) : 458.00 Hz
- Pythagoricien (16:9) : 464.56 Hz
🎚️ Et les synthétiseurs dans tout ça ?
Les instruments électroniques modernes, notamment les synthétiseurs, permettent une liberté totale d’accordage. Grâce au microtuning, on peut utiliser des échelles exotiques (indiennes, arabes, spectrales), des tempéraments historiques, ou des inventions totalement nouvelles.
Des logiciels comme Scala permettent de charger des fichiers d’accordage personnalisés. Le système MIDI Tuning Standard rend cela accessible dans des stations audio numériques. Un synthé peut jouer en 19-TET le matin, en intonation juste l’après-midi, et en gamme Bohlen-Pierce le soir.
La limite ? L’imagination… et parfois l’oreille humaine.
🧠 Conclusion : faut-il pleurer ou applaudir ?
L’histoire de l’accordage est une saga de compromis, de beauté mathématique et de renoncements harmoniques. Aucun système n’est parfait. Tous trahissent un peu la nature pour mieux servir la musique.
La gamme tempérée, froide mais fonctionnelle, reste la norme. Mais dans les coulisses, d’autres systèmes vivent, vibrent et se révoltent. L’accordage n’est pas une vérité unique, mais une dialectique entre le son, la science… et le style. 🎼💀